"France-Soir" du samedi 02 juin 1962

France-Soir du 02/06/1962
(De notre envoyé spécial Jacques CHAPUS.)
OSLO, 1er juin (par téléphone).
Il y a cinquante ans, pour sa première traversée transatlantique, le Titanic, alors le plus grand bateau du monde, réputé insubmersible, heurtait un iceberg et coulait.
Sur les 2.207 passagers, 705 seulement étaient sauvés. Dans la nuit froide, 1.502 mouraient faute de secours.

Peu après, une commission d'enquête démontra qu'un navire aurait pu sauver toutes ces vies. D'après elle, le Californian, qui se trouvait a moins de 5 milles du Titanic, avait pris le large dès les premiers signaux de détresse. Le commandant du Californian, Stanley Lord, assura le contraire. Il se trouvait cette nuit-là à plus de 25 milles du Titanic. Mais on ne le crut pas. Déshonoré, Lord passa sa vie à crier son innocence.

Stanley Lord est mort 6 mois trop tôt

Le 25 janvier dernier, Stanley Lord meurt à Wallasy, en Grande-Bretagne. Il avait 84 ans et, dans un dernier souffle, il répéta une ultime fois : « Je n'ai pu les sauver. Je n'y étais pas. »
Cinquante ans ont passé depuis la nuit du 14 au 15 avril 1912. Et la tragique aventure du Titanic semblait être définitivement rentrée dans l'Histoire.
Mais, aujourd'hui, on vient de découvrir, sur la dépouille d'un vieux marin norvégien, un testament : ce document prouve que Stanley Lord est mort six mois trop tôt. En Grande-Bretagne, on s'apprête a réhabiliter sa mémoire. C'est lui qui disait la vérité. Un bateau se trouvait bien près du Titanic, mais ce n'était pas le sien.
La première chaloupe de sauvetage du Titanic vient d'être mise à la mer. Il est 0 h 45. Soixante minutes avant, dans son nid de pie, au sommet du grand mât, la vigie, Frédéric Fleet, a jeté l'alarme. Il a crié : « Un iceberg, juste en face », et la montagne de glace s'est approchée... Les passagers, millionnaires ou émigrants, ont entendu un bruit sourd. Sur une centaine de mètres à l'avant, la coque du Titanic s'est déchirée. A la barre, le capitaine Smith a donné l'ordre aux machines de stopper. C'est le naufrage.
Non loin de là. un bateau également est immobile. C'est le Californian. A 22 h 30, bloqué par les glaces, il s'est arrêté. Avant la tombée du jour, à 18 h 30, il a prévenu par radio tous les bateaux, dont le Titanic, de la présence de trois icebergs. Son commandant,le capitaine Stanley Lord, a décidé d'attendre le jour pour reprendre sa route. Il va à Boston.

Soudain les petites lumières s'éteignent

Au moment où il décide de l'arrêter, Stanley Lord aperçoit un bateau venant de l'est. Une heure après, il constate qu'il a stoppé lui aussi ses machines. Lord tente de le contacter par radio : pas de réponse.
A bord du Titanic, alors que l'on commence des manœuvres de sauvetage, le capitaine Smith, apercevant un bateau tout proche, déclare :
« Les embarcations feront la navette entre ce bâtiment et le notre. Nous aurons le temps de sauver tout le monde. »
Par radio, par messages lumineux, le Titanic cherche à entrer en relations avec le bateau voisin. Rien à faire. A bord du Californian, on ne s'explique pas ce qui se passe à l'horizon, derrière le navire arrêté et silencieux depuis le début de la nuit.
Les canots de sauvetage du Titanic, à grands coups de rames, avancent dans l'eau glacée vers les petites lumières qui scintillent tout près. Mais, soudain, les lumières s'éteignent, le bateau — le bateau que l'on croyait être celui du salut — se met en route. Et au lieu d'avancer vers eux, prend un cap opposé. Les canots de sauvetage du Titanic ne pourront pas faire la navette et 1.502 personnes mourront noyées.


C'était notre pêche qui nous échappait

Ce bateau, le marin norvégien Henrik Naess vient de révéler qui il était. Non, ce n'était pas le Californian, mais un chasseur de phoques, le Samson, un tros-mâts de 185 tonnes, qui avait quitté Aalesund, le grand port de pêche aux harengs de Norvège, et qui, les cales bourrées de peaux de phoques, rentrait au pays. Naess révèle aussi pourquoi dans la nuit glacée il a fui.
« J'ai observé tout d'un coup deux grandes étoiles dans le ciel du sud, relativement basses et je me suis étonné de leur grandeur. (C'étaient les lumières de mât du Titanic). J'ai demandé à la vigie de monter voir ce que c'était. II a pris ses jumelles, a observé et a crié : « Ce ne sont pas des étoiles, ce sont des lanternes et je vois des lumières, une multitude de lumières... Plus tard, nous avons observé deux fusées dans la même direction et après, plusieurs autres, également de couleur blanche. Et puis, soudainement, toutes les lumières se sont éteintes... Nous avons craint alors de nous trouver dans les eaux territoriales américaines et nous avons cru que les fusées, les lumières venaient d'unités navales U.S. et que les fusées voulaient dire que nous avions été vus. Si nous étions pris, c'était notre pêche qui nous échappait pour une simple bêtise. Nous n'avions rien à faire dans ces eaux-là. »
C'est pourquoi foi donné l'ordre de mettre les machines en route et, à pleine vitesse, lumières éteintes, nous avons fait plein cap nord-est... Quand l'aurore s'est levée, il n'y avait aucun bateau en vue. »

Naess décrit alors son voyage, la tempête que le Samson a encaissée et la nécessité de gagner l'Islande où ils arrivaient le 25 avril 1912. Là, Naesse rencontre le consul norvégien. Celui-ci, au cours de la conversation,lui parle de la disparition du Titanic.

« Si nous avions eu la radio »

« A ce moment-la, écrit Naess, quelque chose s'est mis en route dans ma tête. J'ai demandé au consul s'il avait un journal relatant le naufrage. Il en avait. Je l'ai emporté à bord. Feuilletant mon livre de bord, vérifiant mes positions sur les cartes, j'ai conclu que tout était bien rapporté : la date, l'heure, la position... »
Et il conclut : « C'était bien ça. Nous étions là au moment où le Titanic a coulé. Nous étions là avec notre beau bateau et nos huit chaloupes de chasse. Qu'aurions-nous pu faire si nous avions eu la radio !... »
Ainsi, le bateau mystérieux, le bateau que la commission d'enquête britannique avait confondu avec le Californian, c'était le Samson, le « phoquier » norvégien, qui avait craint de se trouver dans les eaux territoriales américaines et que l'absence d'appareillage radio avait laissé dans l'ignorance du drame qui se produisait cette nuit d'avril 1912.

Il n'y avait pas de quoi se vanter

Dans une autre lettre, Naess explique encore pourquoi le secret jamais n'a été trahi. « Les membres de l'équipage n'ont fait aucun serment. Il n'y a eu aucune menace. Simplement, nous nous sommes mis d'accord pour garder ceci pour nous. Il n'y avait pas de quoi se vanter, de quoi être fier. »
Mais depuis 1912, Naess ne sut jamais (il n'y avait alors que peu de journaux, pas de radio et il n'était pas encore question de télévision) qu'un homme, Stanley Lord, avait été accusé à sa place. Alors qu'en Grande-Bretagne, Lord se battait pour prouver son innocence, en Norvège Naess se contentait de se débattre avec sa conscience. Mais l'un et l'autre vivaient avec la pensée des 1.502 victimes du Titanic.
Sur un de ses carnets avant de mourir, Naess a encore écrit :
« Cette affaire ne m'échappe jamais... Elle me poursuit, »
Naess avait 83 ans.
Une coïncidence extraordinaire

Pendant 50 ans, les deux capitaines vécurent en pensant aux derniers instants du Titanic. Il a fallu que la mort les emporte l'un et l'autre pour que la vérité éclate.
Quant au phoquier Samson, sa carrière a été toute une histoire : la célébrité l'a accompagné. En 1928, le monde entier a parlé de lui, un explorateur américain, l'amiral Byrd, l'achetait et le baptisait City of New York. A son bord, il réussissait sa première mission dans l'Antarctique.
Par une coïncidence extraordinaire, l'expédition Byrd à bord du Samson fut en partie financée par la richissime famille Guggenheim, dont l'un des fils disparut à bord du Titanic. Cette nuit-là, les canots de sauvetage ayant tous quitté le bord, le Titanic s'enfonçant lentement, sachant que tout espoir était vain, Ben Guggenheim avait regagné sa cabine. Abandonnant chandail, ceinture de sauvetage, il avait passé son smoking et, en compagnie de son valet en gilet rayé, il était remonté sur le pont où il avait attendu la mort, alors qu'au loin, mais tout près encore, le Samson tournait sur lui-même et fuyait le naufrage qu'il ne soupçonnait pas.

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